Devenir illustratrice, à tout prix : Alice revient sur son parcours haut en couleurs
Bien que le style d’Alice Des, avec son trait affirmé, ses couleurs contrastées, ses silhouettes plantureuses aux tailles fines et aux cheveux gaufrés, puisse faire référence au style rétro des années 50, la Femme d’Alice Des est loin d’être la docile ménagère cantonnée au bien être de son mari et enfants. Elle est charismatique, belle, volontaire, maîtresse de sa féminité et de sa vie. D’ailleurs Alice ne renie en rien son engagement pour les sujets féministes, qui lui permettent, en utilisant tous les supports mis à sa disposition, d’être en phase avec sa génération et son époque.
Tu étais agent d’illustrateurs avant de devenir toi-même illustratrice indépendante. Peux-tu nous raconter cette transition ?
Mes études n’avaient rien à voir avec l’illustration. J’ai fait un master de communication à Sciences Po, puis j’ai bossé un an en agence de publicité. Mais il me manquait un truc en plus. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Morgane, qui avait monté l’agence La Suite il y a quelques années et qui cherchait quelqu’un pour l’épauler. C’est comme ça que je suis devenue agent d’illustrateurs. J’ai adoré cette expérience, qui était à la confluence de ce que j’avais appris à Sciences Po et dans le milieu de la pub, et ma passion pour l’illustration et les arts graphiques. J’ai appris les coulisses du milieu, notamment l’illustration commerciale, qui est assez spécifique et différente de l’illustration d’édition. Après 4 ans en tant qu’agent, toujours à pratiquer l’illustration de mon côté, j’ai eu envie de tenter ma chance et j’ai quitté La Suite pour me lancer à plein temps dans l’illustration.
Je suis extraordinairement têtue. Ça a toujours été dans le fond de ma tête de devenir illustratrice.

Est-ce que le métier d’agent te manque ?
J’ai quand même dû faire mon deuil. C’était un métier passionnant. On avait 25 illustrateurs, des français, des internationaux, et ils avaient tous des process et des médias complètement différents. Du numérique, de la gouache, du volume en papier… On faisait des collaborations avec des petites marques françaises hyper sympas, on travaillait avec des galeristes sur des expositions, des vitrines de magasin… c’était extrêmement varié, et très épanouissant de promouvoir tous ces artistes différents. Et c’est un métier où on se sent utile… Maintenant que je suis illustratrice, je sais à quel point on peut se sentir seul face à ses clients, et à quel point on est reconnaissant d’avoir quelqu’un à qui parler. On est là pour partager les aléas émotionnels des artistes… C’était une belle période, d’être agent.
Comment as-tu développé la fibre de l’illustration sans avoir suivi d’études créatives ? Un conseil à donner à ceux qui cherchent à devenir illustrateurs tout en suivant des études différentes ?
Tout comme il n’y a pas de cursus pour devenir agent, le métier d’illustrateur s’apprend en faisant. Je suis quelqu’un d’extraordinairement têtu. J’ai toujours été passionnée par les arts visuels, ça a toujours été dans le fond de ma tête de devenir illustratrice, mais j’avais un deal avec mes parents : je faisais Sciences Po, ensuite je pourrai faire ce que je veux. C’est ce qui s’est passé. En parallèle de mes études, j’ai suivi des cours de modelage, de peinture, de dessin. Puis j’ai eu envie d’apprendre l’illustration numérique, alors j’ai sabré pas mal de week-ends pour apprendre comment ça marche. Mais chaque étape de mon parcours m’a appris des choses qui me servent aujourd’hui et que je n’aurais pas appris autrement. Être agent m’a mis un boost d’inspiration, c’était mon quotidien d’aller voir des expos, des vernissages, d’être en veille sur les artistes à représenter… tout ça a nourri cette fibre et compensé le fait de ne pas avoir fait d’études supérieures en art. Et ça m’a aussi aidé sur le plan pratique : connaître ses droits, oser dire qu’une clause ne te convient pas dans un contrat… J’ai l’impression que ce sont des choses qu’on n’apprend pas vraiment en école d’art, alors qu’à Sciences Po, j’avais des cours de propriété intellectuelle, d’entrepreneuriat et de négociation.

Dans leur silhouette, leur tenue et leurs accessoires, tes protagonistes ont quelque chose de l’esthétique des années 50. Quelles sont tes inspirations ?
J’aime beaucoup le contraste. Le noir et blanc, les motifs, rayures, carreaux… Je pense que ce style est un melting pot d’époques qui rassemblent ces éléments là. Quelque chose de simple et percutant à la fois. Il y a quelque chose des années 20 et 30 avec les rayures, les baigneuses à la plage… Mais je ne pense pas que c’était conscient au départ. Mon intention était surtout de rendre mon dessin plus graphique que narratif, de simplifier les formes et d’aller à l’essentiel. Ma démarche consiste à simplifier les silhouettes pour mettre en avant l’attitude des personnages, ce qu’ils regardent, ce qu’ils font, plus que les détails de vêtements ou accessoires. J’aime bien les vêtements qui soulignent les formes, comme les pantalons taille haute, parce que ça me permet de dessiner des tailles assez marquées. C’est une tentative de géométrisation des formes, tout en gardant un peu de chair et d’humain.

Finalement, tes personnages sont très actuels malgré leur côté rétro. Maintenant que tu maîtrises ce traité, est-ce que tu as envie d’explorer d’autres formes ou est-ce que tu cherches encore à l’améliorer ?
Oui, mon style marche aussi dans notre temps, puisque la mode est assez cyclique et que le rétro revient toujours à la mode. On aura toujours un peu de nostalgie pour ça. Il y a toujours à améliorer, il y a encore des choses que je peux faire pour rendre mon dessin encore plus graphique et simplifié, mais je cherche aussi à l’amener sur d’autres sujets, comme des scènes d’architecture. Peut-être inverser l’échelle, et donner plus d’importance au décor. J’aimerais aussi sortir du numérique et incorporer des textures plus traditionnelles, comme la gouache. Il y a encore plein de choses à découvrir.

Ton univers est peuplé de femmes fortes, assumées mais aussi très féminines. Aujourd’hui, ton travail est associé au mouvement féministe. As-tu toujours eu envie de t’engager par le dessin ? Ou est-ce une dimension qui s’est dessinée à mesure que tu t’orientais vers ces sujets féminins ?
C’était la suite logique de mon parcours à Sciences Po. Mon réseau est engagé et politisé. Les premiers contrats que j’ai eu, c’était par une amie porte-parole d’une association féministe. Le milieu militant s’organise beaucoup sur les réseaux sociaux, c’est comme ça que je me suis fait connaître auprès de cercles féministes. C’est notamment comme ça qu’a commencé ma collaboration avec Clit Revolution, un projet porté par deux anciennes militantes femens. Elles ont fait des actions vraiment courageuses, qui leur ont valu 213h de garde à vue à elles deux. J’ai vraiment accroché à leur engagement, elles ne voulaient pas être trop légères, mais vraiment rentrer dans des enjeux politiques liés à la sexualité féminine. Travailler sur ces sujets m’a donné le goût de cet engagement qui avait déjà commencé à se dessiner et s’est affirmé avec la communauté de ce projet-là.

Peux-tu nous parler de ton travail dans le Manuel d’activisme féministe ? Envisages-tu d’autres projets similaires d’illustration d’ouvrages engagés ?
Avant le livre, il y avait une websérie où j’illustrais la petite minute didactique “le saviez vous” qui reposait le contexte historique de chaque débat. Il s’avère que la websérie a aussi une grosse communauté Instagram, qui était très demandeuse de conseils pour agir à leur échelle : comment commencer à militer, faire une manif’, les moyens de s’engager quand on ne vit pas à Paris… Il y a toute une génération de jeunes qui est motivée à revendiquer ses droits et trouver des solutions pour s’engager. Face à toutes ces questions, elles ont vu une opportunité de faire le “Militer pour les nuls”, un manuel à leur image, pour désacraliser le militantisme. L’idée, c’était de proposer un petit guide accessible, drôle, et qui soit un bel objet qu’on ait envie d’offrir. Dans le but de démocratiser le militantisme, le rendre le plus joyeux possible.

As-tu un projet personnel en cours ou à développer ?
J’ai racheté de la faïence pour faire de la céramique récemment. Je vais faire des objets, des vases et des soliflores. Je vais travailler sur des sculptures plus grandes, des personnages entiers. Et j’ai une exposition de prévue horizon 2021, ce sera l’occasion de travailler sur de plus grands formats, varier les compositions et les médias. J’aimerais revenir à la matière, au modelage, réutiliser les pinceaux. Je voudrais aussi travailler la linogravure.

Quelle est la première chose que tu fais le matin ?
J’ai fait l’erreur d’investir dans une switch pendant le confinement, alors honnêtement, en ce moment, la première chose que je fais, c’est d’aller sur mon île sur Animal Crossing. Je récupère les fossiles, je vais dire bonjour à mes petits habitants… Après, je bois un thé avant d’attaquer la journée.
Comment est ton environnement de travail ? Où travailles-tu ?
En temps normal, j’ai un atelier partagé avec d’autres indépendants, dont des illustratrices. En ce moment, j’essaie d’y retourner une journée par semaine histoire d’essayer de retrouver un rythme et de partager mes joies et mes malheurs avec Kristelle Rodeia, ma coloc d’atelier.

Sinon, je travaille de chez moi, j’ai un bureau au pied du lit dans mon petit studio. Mais l’illustration est un métier mobile et solitaire. Avec mon iPad, je peux faire ça de n’importe où.

Qu’est-ce que tu vois par la fenêtre ?
La tour de Jussieu… Et en dessous, l’ancien bâtiment de l’école polytechnique. Il y a aussi la rue Mouffetard et une petite place avec des restaurants. Malheureusement, je ne vois pas le Panthéon de chez moi, ça aurait été chic de pouvoir vous dire ça. Louis Thomas habite dans le quartier, aussi. Lui doit voir le Panthéon.
Peux-tu nous donner quelques artistes que tu admires ?
J’aime beaucoup la représentation des corps féminins de Niki de Saint Phalle, son utilisation des couleurs, son côté un peu rock’n’roll. Pour le reste, c’est plutôt contemporain. J’aime énormément les photos d’Alice Moitié. Elle fait de la photographie numérique et argentique dans un style barré, elle a pas mal bossé dans la mode. Et elle est complètement folle sur les réseaux sociaux, elle me fait beaucoup rire. Puis en tant qu’illustratrice, j’ai une admiration encore plus grande pour les illustrateurs qui travaillent à la peinture. Je pense à Mügluck ou Quentin Monge, Lorenzo Mattotti aussi, ou bien Edith Carron. J’aime bien quand on sent la texture, le côté spontané des traits. En roman graphique, il y en a Fred Bernard que j’admire et qui me donne vraiment envie de dessiner à chaque fois que je vois ce qu’il fait. C’est du dessin au trait au noir et blanc, c’est hyper spontané, on dirait qu’il a dessiné tout son roman graphique d’un seul trait. Ça donne l’impression que c’est facile de raconter des histoires et de faire voyager les gens. Alors que non !
Tu as un roman graphique à nous conseiller ?
La série Les Aventures de Jeanne Picquigny de Fred Bernard aux éditions Casterman. Puis, ma passion absolue en matière de roman graphique, c’est Anouk Ricard. Coucou Bonzons, c’est un de mes préférés, mais tout ce qu’elle fait est super. Ce sont des histoires de petits animaux anthropomorphes dans un style naïf et un peu absurde. Il y a un décalage entre le propos et le traité qui pourrait faire jeunesse. Elle a une liberté de ton totale, mais ce n’est jamais vulgaire. Elle dit des choses que j’aurais voulu dire, avec des personnages que j’aurais tellement voulu inventer…
Un artiste ou un projet qui t’inspire ?
Un projet qui m’a fait rêver, ce serait l’Atelier Bingo x Made By Kihara. La marque Made by Kihara regroupe les artisans d’Arita, ville japonaise mondialement reconnue pour son savoir-faire millénaire en porcelaine. Made by Kihara a organisé une résidence d’artistes du monde entier pour mêler le côté moderne de l’illustration contemporaine au savoir-faire traditionnel. Atelier Bingo y a participé, ils ont fait des collections d’assiettes, de vases… C’étaient des produits magnifiques car créés de façon artisanale avec un savoir-faire exceptionnel. Avec le souci de garder le côté abstrait et texturé d’Atelier Bingo qui travaille parfois en mixant la gouache, la peinture, le pastel… Le mélange de techniques et d’influences était vraiment inspirant.
Un design ou un produit magique ?
Quentin Monge qui a sorti sa collab’ avec ses amis qui font du pastis. J’aime bien l’univers des spiritueux, il y a de très belles choses qui sont faites en design sur les bouteilles d’alcool. Et là ce qui est drôle, c’est que tout était cohérent dans la bouteille. En plus des joueurs de pétanque sur l’étiquette, ils ont fait un bouchon cochonnet.

Une technologie ou innovation prometteuse ?
Les projets d’Aurélien Jeanney que je trouve hyper sympa en termes de technologie. Il a fait un projet à Chaumont en réalité augmentée, où de grandes fresques s’animent au milieu du décor urbain. J’avais fait l’une de ses expos l’été dernier, Midi Minuit, qui exposait des visuels du jour et de la nuit, et où la réalité augmentée jouait le passage du temps. Je ne me rendais pas compte que ça pouvait être aussi prenant d’animer des affiches. Je pense d’ailleurs que je vais me procurer celle de Théo Guignard… Et il a sorti un livre animé aussi, Les Voyages Extraordinaires d’Axel, que j’avais très envie d’offrir à mes neveux pour Noël.
Alice Des est une illustratrice française représentée par Creasenso.
